Mieczysław Weinberg : La Passagère
Opéra en deux actes et un épilogue
Dux 8387 (DVD) - Livret trilingue, russe-polonais-anglais.

Natalia Karlova (Marta), Dmitri Starodubov (Tadeusz), Olga Tenyakova (Katia), Ekaterina Neyzhmak (Krystyna), Irina Kulikovskaya (Własta), Tatiana Nikanorova (Hanna),
Aleksandra Kulikova (Bronka), Natalia Mokeeva (Yvette), Lubov Shevchenko (Starucha), Nadezhda Babintseva (Liza), Vladimir Cheberyak (Walter),
Aleksei Semenishchev (1er Officier SS), Vladislav Troshin (2ème Officier SS), Kirill Matveev (3ème Officier SS), Garry Agadzhanyan (le Commandant).
Ekaterinburg State Academic Opera and Ballet Theatre, Moscow
Oliver von Dohnányi
Mise en scène : Thaddeus Strassberger (15 septembre 2016)
Première création scénique russe.
Temps total : 160:34

 

La passagère de Mieczyslaw Weinberg est bien plus qu'un morceau de musique, il est le témoignage d'un film cruel des régimes totalitaires du XXe siècle, qui a conduit à la destruction de millions de vies.
Achevé en 1968 à Moscou le travail de Mieczyslaw Weinberg et du librettiste Alexander Medvedev, plein de significations universelles antitotalitaires au moment de sa première mondiale reportée jusqu'en 2010.
En Russie, c'est en 2016 seulement que la production cet opéra extrêmement important a été entreprise par le Théâtre de l'Opéra et Ballet à Ekaterinbourg par l'Institut Adam Mickiewicz, avec l'enregistrement de cette performance russe provocante.

Confrontée à l’horreur du camp de Ravensbrück, Germaine Tillion conçut en 1944 une sorte d’opérette, Le Verfügbar aux enfers, qui fut notamment présentée au Châtelet en 2007. Également enfermée à Ravensbrück ainsi qu’à Auschwitz, la résistante polonaise Zofia Posmysz (née en 1923 et toujours de ce monde) attendit 1959 pour rédiger une dramatique radiophonique, La Passagère de la cabine 45, qu’elle adapta peu après pour la télévision, puis pour le cinéma (film d'Andrzej Munk, 1963). Elle en tira aussi un roman, paru en 1962, La Passagère. Et en 1968, le Bolchoï aurait dû présenter Passajirka, le premier opéra de Mieczysław (ou Moïse Samuelovitch) Weinberg, né à Varsovie en 1919, dont l’histoire est un condensé de toutes les horreurs de la barbarie nazie et de la dictature stalinienne. Après cette annulation de dernière minute, Weinberg n’en continua pas moins à écrire des opéras, rarement montés de son vivant, comme Le Portrait d’après Gogol (1980, présenté à Nancy en 2011) et L’Idiot, d’après Dostoïevski (1985, créé à Mannheim en 2013). Dix ans après sa mort en 1996, La Passagère fut créé lors d’un concert semi-scénique à Moscou, et c’est seulement en 2010, à Bregenz, qu’il connut sa première scénique mais, curieusement, dans un mélange de langues variées. Autrement dit, la première scénique russe de la version originale en russe n’a eu lieu qu’en 2016, à Iekaterinbourg, dans un spectacle aujourd’hui diffusé en DVD.

La Passagère a ceci de commun avec Dialogues des carmélites que l’aspect global du spectacle est imposé par le livret : sauf à s’appeler Dmitri Tcherniakov, difficile d’habiller les religieuses autrement qu’en religieuses, et difficile d’habiller les détenues d’Auschwitz autrement qu’en détenues d’Auschwitz. L’action est partagée entre les scènes se déroulant pendant la guerre, dans le camp, et celles qui ont lieu plusieurs années après, à bord d’un paquebot : on se sentirait scandaleusement frivole en trouvant le navire moins joli à Iekaterinbourg qu’à Bregenz, et l’essentiel se situe véritablement ailleurs que dans les décors et les costumes. On passe rapidement d’un lieu à l’autre, comme le veut le livret, et la direction d’acteurs est efficace, sans histrionisme.

La musique de Weinberg se situe quelque part entre Chostakovitch, son mentor (en particulier pour la « valse du commandant »), Prokofiev et Britten, et Oliver von Dohnányi en fait ressortir toute la force à travers cette modernité tempérée. Sur le plateau, l’œuvre est servie par de belles et opulentes voix slaves, en particulier par des voix féminines aux graves impressionnants. Natalia Karlova a la générosité nécessaire à camper Marta, « la Madone du camp », comme elle est surnommée ironiquement par les gardiens. Nadejda Babintseva est aussi convaincante en femme rattrapée par son passé qu’en Aufseherin ayant conservé une part d’humanité. Les rôles masculins sont un peu moins lourds, qu’il s’agisse du ténor Vladimir Tcheberyak ou du baryton Dmitri Starodoubov. A côté des quatre personnages principaux s’affaire toute une équipe de rôles secondaires, à commencer par Katia, qui a supplanté Marta dans le cœur de son ancien fiancé Tadeusz, ici interprétée avec beaucoup de sensibilité par Olga Tenyakova. On remarque aussi les interventions de Natalia Mokeeva dans le rôle d’Yvette, prisonnière française au timbre argentin.

Mettre la Shoah en musique ? Salutaire devoir de mémoire, ou détestable provocation ? Question difficile s’il en est, à laquelle Mieczysław Weinberg apporte une réponse édifiante avec son opéra La Passagère présenté, ici, pour la première fois en Russie, dans sa représentation scénique, captée à l’opéra d’Ekaterinbourg. Un DVD qui prend valeur de document indispensable, conciliant à la fois, découverte musicale et témoignage historique.

Composée en 1967-1968 par Mieczysław Weinberg, compositeur d’origine polonaise et juive, né à Varsovie en 1919 et mort à Moscou en 1996, La Passagère fut mis à l’index par les autorités soviétiques pendant une quarantaine d’années, le Bolchoï ne trouvant pas le sujet intéressant… Sa première apparition russe, en version de concert, date de 2006, tandis que sa première version scénique eut lieu en Allemagne, au festival de Bregenz en 2010, sous la baguette de Theodor Currentzis (DVD Neos, Clef d’Or 2011 Resmusica). Il fallut attendre 2016 pour la voir et l’entendre en intégralité en Russie, donnée par Oliver von Dohnányi à la tête des forces de l’opéra d’Ekaterinbourg, dans une mise en scène de Thaddeus Strassberger.

Le livret s’appuie sur un roman, « La Passagère de la cabine 45 », de Zofia Posmysz, qui fut, à l’instar de la famille de Weinberg, victime des camps de la mort. L’action se déroule sur un transatlantique faisant route pour le Brésil, emmenant Lise, ancienne surveillante d’Auschwitz et son futur mari, Walter, diplomate allemand en partance pour l’Amérique du Sud. Rencontre fantomatique ou réelle, Lise semble reconnaître sur le bateau, Marta, ancienne détenue, point de départ de tragiques réminiscences… Revivant les affres de son passé, Lise en fait confidence à Walter qui, après un moment de colère, s’accommode rapidement de ce passé gênant. C’est alors, pour Lise, un long cheminement à travers les souvenirs des camps autour desquels se bâtit l’opéra, mêlant scène d’horreur, intimidation, compassion, perversité et violence. Un ensemble de moments forts parmi lesquels semble surgir, comme une petite lumière inextinguible, dernière lueur d’une humanité agonisante la Chaconne de Bach jouée par Taddeus, le violoniste fiancé de Marta, en lieu et place de la valse vulgaire attendue par le commandant du camp. Ultime sursaut de beauté, dernier rempart contre la barbarie, suprême témoignage de la culture allemande, mais aussi impardonnable provocation qui le conduira à la mort.

La Passagère est assurément un opéra pas comme les autres, par son sujet bien sur, par sa lourdeur psychologique et par la beauté de sa musique.

La mise en scène de Thaddeus Strasberger rend parfaitement compte de cette pesanteur psychologique, évitant tout maniérisme mal venu, s’en tenant à une lecture sobre et efficace, dans une scénographie dépouillée mettant en miroir le faste du navire et la noirceur du camp. La direction d’acteur est des plus pertinentes, limitée dans le camp, faisant contraste avec les scènes dansées sur le transatlantique.

Ami de Chostakovitch, sans en être le pâle épigone, Mieczysław Weinberg sait assumer ses influences et nous livre, ici, une musique d’une tragique beauté, à la ligne chaotique, tendue, angoissante, fragmentée, parfois grotesque, au sein de laquelle émergent par instants de courtes lignes mélodiques, volontiers envoûtantes et de curieux accents jazzy. Les voix, quant à elles, assument, avec un même brio, chant et déclamation dans un casting assez homogène dominé par les voix féminines. Puissance, tessiture étendue et engagement scénique pour Nadezhda Babintseva qui parvient à donner au personnage de Lise toute son épaisseur psychologique, souplesse de la ligne pour Natalia Karlova (Marta), magnifiant son chant plein de douceur, de force et de compassion, superbe legato pour Olga Tenyakova (Katia) qui fait de sa chanson populaire un grand moment, à l’instar du grand air de Marta dans le deuxième acte, sans oublier la fragile Yvette de Natalia Mokeeva ou le contralto impressionnant de Lubov Shechenko dans le rôle de la vieille dame. Les voix masculines de Vladimir Cheberyak (Walter) et Dmitri Starodubov (Taddeus) ne déparent pas dans ce casting exemplaire. La direction musicale d’Oliver von Dohnăyi, l’orchestre, le ballet et le chœur de l’opéra d’Ekaterinbourg savent se montrer, de bout en bout, à la hauteur de l’enjeu.

Un opéra hors du commun qui se termine sur un saisissant face face des deux héroïnes qui donne à réfléchir sur la banalité du mal…Plus qu’un opéra, un DVD qui fait figure de document musical et historique.