Henri Dutilleux
Pages de jeunesse - Youthful pages
Indesens 004

Les Solistes de l'Orchestre de Paris
Pascal Godart, piano
Sarabande et Cortège (1942)
Marc Trénel, basson - Pascal Godart, piano
Editions Alphonse Leduc, Paris

Sonatine pour flûte et piano (1943)
Vincent Lucas, flûte - Pascal Godart, piano
Editions Alphonse Leduc, Paris

Choral, Cadence et Fugato (1950)
Daniel Breszynski, trombone - Pascal Godart, piano
Editions Alphonse Leduc, Paris

Sonate pour hautbois et piano (1947)
Alexandre Gattet, Oboe - Pascal Godart, piano
Editions Alphonse Leduc, Paris

Sonate pour piano, Op. 1 (1948)
Pascal Godart
Editions Durand, Paris

 
Si l’on excepte les exercices d’école et la cantate du Prix de Rome L’anneau du Roi de 1938, les premières œuvres d’Henri Dutilleux datent environ du début de la Seconde guerre mondiale. En 1941, alors qu’il vient d’être démobilisé, il est nommé chef de chant à l’Opéra de Paris. Il conçoit à cette époque une Sarabande pour orchestre qui s’inscrit dans un projet intitulé Symphonie de danses, resté inachevé, comprenant aussi une Danse fantastique. Il écrit également en 1942 une pièce pour basson et piano intitulée Sarabande et Cortège, morceau de concours à l’intention du Conservatoire de Paris. En matière de musique de chambre, cette pièce sera suivie entre 1943 et 1950 de trois autres partitions pour instrument à vent et piano : la Sonatine pour flûte et piano (1943), la Sonate pour hautbois et piano (1947), ainsi que Choral, Cadence et Fugato (1950) pour trombone et piano. Par ailleurs, Dutilleux s’illustre aussi par la composition d’une Sonate pour piano (1946-48) qu’il considère souvent comme sa première partition déterminante, son « Opus 1 ».

Les quatre pièces pour instrument à vent et piano furent écrites à la demande de Claude Delvincourt, alors directeur du Conservatoire et compagnon de résistance de Dutilleux. Delvincourt « poursuivait un double but : obliger les jeunes compositeurs à fouiller la technique des instruments (on ne peut en effet écrire n’importe quoi pour de jeunes instrumentistes) et, du même coup, contraindre les étudiants à travailler des partitions nouvelles […] pleine d’embûches, de difficultés techniques », pour reprendre des propos d’Henri Dutilleux (entretiens avec Claude Glayman, p. 49). Il est opportun d’étudier ces quatre pièces comme un ensemble unitaire, par leur destination d’abord, mais aussi par leurs caractéristiques stylistiques communes. Les qualités de ces œuvres ne se résument pas au seul prétexte technique (deux d’entre elles venaient combler un vrai manque au sein de leur répertoire respectif), mais s’inscrivent dans un univers esthétique indissociable de la mouvance néoclassique alors encore en vogue. Ces références portent sur des modèles stylistiques comme la sarabande, l’aria, le choral et le « fugato » (brève séquence fuguée non stricte). L’organisation en trois volets de la Sonate pour hautbois (« Aria », « Scherzo » et « Finale ») ou celle de Choral, Cadence et Fugato semblent héritières des formes-triptyques que l’on trouve dans la musique française des XIXe et XXe siècles (César Franck, Paul Dukas jusqu’à Alfred Desenclos, contemporain de Dutilleux). De multiples idiomes musicaux caractéristiques de ces partitions de Dutilleux (langages modal et polymodal, ornements écrits, basses obstinées stylisées, cadences ad libitum, mélodie en cantus firmus, notes pivots, effets de résonance, perpetuum mobile, variations, fugatos) préfigurent son œuvre future.

Sarabande et Cortège pour basson et piano est une pièce dédiée au bassoniste Gustave Dhérin, alors professeur au Conservatoire de Paris. Le rythme ternaire initial, noté « assez lent », évoque l’esprit de la sarabande avec son thème ornementé et son accompagnement en basses détachées. Le cortège qui suit est écrit sur un « mouvement de Marche ». La section centrale du « cortège » est conçue selon un procédé d’imitations entre le piano et le basson, procédé que l’on retrouve dans l’ensemble des œuvres de cette époque. La pièce se termine par une courte cadence de virtuosité, pièce de concours oblige, prolongée par le piano qui reprend un thème de « fanfare » entendu précédemment.

La Sonatine pour flûte et piano de 1943 (jouée en janvier 1944 par le flûtiste Gaston Courelle et Henri Dutilleux au piano) est écrite en trois parties indiquées par un terme de mouvement : « Allegretto », « Andante », « Animé ». Le langage doux et lié de l’« Allegretto » laisse peu à peu place à des sons presque stridents et insistants. Ceux-ci pourraient évoquer l’univers sonore de Densité 21,5, pièce pour flûte seule écrite sept ans auparavant par Edgar Varèse. Un passage cadentiel, assez technique, que le flûtiste doit jouer "avec fantaisie", précède l’« Andante ». Son motif pointé, assez vigoureux, préfigure le thème de cet « Andante », qui répète le même dessin mélodique, avec des variations minimes, mais sur un rythme très étiré. La dernière partie, indiquée « Animé », est fondée sur un mouvement perpétuel d’où émerge le motif principal joué à la flûte. La course effrénée s’interrompt le temps d’une Cadence, pour reprendre de plus belle. Il existe de fortes parentés entre les motifs des trois parties de la Sonatine. Malgré sa grande diversité stylistique, la Sonatine illustre une cohésion de langage indéniable. Cette partition est appréciée des flûtistes qui l’associent souvent aux partitions de musique française du XXe siècle pour le même effectif (Poulenc, Roussel, Sancan, Jolivet, Messiaen, Boulez).

Morceau de concours pour le conservatoire de Paris de 1950, Choral, cadence et fugato, est dédié au professeur de trombone de l’époque, André Lafosse. On y retrouve un « choral », comme dans la Sonate pour piano de 1946-48, ainsi que l’écriture en imitation (« fugato ») déjà exploitée dans les œuvres de la même époque. La « cadence » centrale a pour fonction de mettre en valeur la virtuosité du tromboniste, dans un moment relativement court et dramatisé par les trémolos graves du piano. Le « choral » fait fortement penser à celui de la Sonate pour piano qui lui est contemporaine, d’autant plus que la mélodie de choral suscite des imitations entre le piano et le trombone comme dans une des variations de l’œuvre de 1948. L’allure baroque du motif du « fugato » doit représenter un véritable défi pour le tromboniste. Quant à la technique d’écriture, elle est très rigoureuse. Il est tentant d’y voir les prémices du concept de métabole, concept central dans la création à venir du compositeur. La dernière phase du « fugato » réduit le motif à l’extrême. Il ne reste que l’élan initial, sous forme d’accords qui soutiennent un trombone véloce. Tout cela se fait dans un esprit de marche imperturbable aboutissant au triomphe final, accord de mi majeur pour le moins inattendu.

La Sonate pour hautbois et piano de 1947, dédiée à Pierre Bajeux, est en trois mouvements. Leur succession se distingue des normes attachées au genre de la sonate : « Aria », « Scherzo » et « Final » (le « Final » ayant été ajouté après coup). L’« Aria » est une mélopée douce dont la pulsation régulière et le jeu « calme et uniforme » bercent notre écoute pendant un long moment. Les deux premières parties de l’« Aria », la deuxième étant rythmiquement plus diversifiée, plus véloce et plus aiguë, sont fondées sur le principe du canon entre la main droite du piano et le hautbois. Une troisième partie joue sur le statisme d’un fa de hautbois, sur trois octaves, à chaque fois interrompu par deux arabesques descendantes. L’écriture dépasse la stricte tonalité, même si elle repose encore sur de fortes polarisations harmoniques. L’« Aria » annonce la future pensée compositionnelle de Dutilleux. Les polarisations sont encore plus fortes dans le « Scherzo ». Le rôle structurel de la note "la" (la note du diapason), cristallisant des fonctions harmoniques diverses, est de plus en plus évident vers la fin du mouvement. Son caractère insistant préfigure le traitement des futures « notes-pivot » qui seront une des signatures de Dutilleux. Le scherzo dans son ensemble est vif et extrêmement pulsé. Dans un climax progressif, la note "la" prend de plus en plus d’importance malgré des configurations harmoniques propres à la déstabiliser. Le terme de scherzo est ici à prendre dans son acception la plus large, celle qui privilégie l’idée de rapidité et de répétition. L’univers du « Final » s’associe naturellement à l’esprit de la "musique française". Peut-être est-ce le dessin très clair du thème principal, joué en canon, les rythmes simples, le diatonisme, qui donnent à ce moment pastoral une atmosphère relativement différente de celles qui précédent. Henri Dutilleux dit à ce propos : « ce morceau se situe à une période de ma production encore trop marquée par l’esprit de "divertissement" – en particulier au début et à la fin du finale – […] » (in Pierrette Mari, p. 37). Cette crainte que soient révélés certains traits de son écriture précédant la Sonate pour piano, semble aujourd’hui tempérée.

La Sonate pour piano est dédiée à Geneviève Joy, l’épouse d’Henri Dutilleux, brillante pianiste que le compositeur a rencontrée en 1941 alors qu’elle terminait ses études au Conservatoire de Paris. Créée le 30 avril 1948 à la Société Nationale de Musique, la Sonate est considérée par Dutilleux comme son opus 1. Elle est contemporaine de pages qu’il estime moins décisives comme Au gré des ondes (recueil de 6 petites pièces pour piano de 1946) ou encore Blackbird de 1950. Paradoxalement, le corpus pour piano de Dutilleux est relativement restreint, même si cet instrument est celui qu’il a toujours pratiqué. Cette Sonate voit le jour à une époque où le répertoire français de piano est également représenté par les compositions de Messiaen (les Vingt Regards sur l’Enfant Jésus par exemple) ou de Boulez (Notations, Première Sonate, Deuxième Sonate). Elle est significative tant du point de vue du langage que de la forme, trouvant, sans volonté excessive d’avant-garde, un compromis entre tradition et renouvellement. Son matériau harmonique est dans l’ensemble bien plus modal que tonal. La Sonate est avec les trois Préludes, composés plusieurs années après, la plus ambitieuse de ses œuvres consacrées au piano.
Le premier mouvement, de forme sonate (exposition-développement-réexposition-coda), semble exploiter une forte idée d’unité entre les deux thèmes. La tonalité générale de Fa# mineur est auréolée d’une imprégnation modale (mode de ré sur fa# avec tierce mobile au début). Le deuxième mouvement est organisé selon la forme tripartite ABA que pouvait déjà sous-entendre le choix du titre « Lied », même si une belle cadence sert de transition entre la partie centrale et la reprise du matériau initial dans un autre environnement harmonique. Autant qu’à un certain type de forme, le mot « Lied » renvoie à la notion même de « chant », évoquée par les mélismes de la ligne mélodique accompagnée. Le troisième mouvement présente un thème de type choral, suivi de quatre variations. Dutilleux exploite la dimension résonante de l’instrument (contrastes de registres, effets de cloches) dans un univers harmonique proche de celui de Messiaen à la même époque. Les variations forment comme une sonate dans la sonate, mise en abyme déjà exploitée depuis la Sonate en si de Liszt. La première « vivace », la deuxième « un poco più vivo » qui représenterait le scherzo en deuxième position, la troisième dans l’esprit d’un mouvement lent où le choral parcourt la trame sous la forme d’un cantus firmus, le Finale « prestissimo », dans l’esprit d’une toccata. La première variation propose une présentation métamorphosée du thème de choral dans le grave, rapide, en notes détachées et dérythmée, donnant lieu à une écriture de fugato alternant avec des passages plus legato. Après avoir présenté les trois autres variations qui sont autant de facettes d’un renouvellement de l’idée initiale, le choral resurgit avec la coda, dans un climat harmonique légèrement différent, avant que l’œuvre ne fasse résonner in fine l’accord de Fa#.

Sans vouloir se revendiquer d’un héritage particulier, ces « pages de jeunesse » de Dutilleux, ni vraiment apparentées à Roussel, Jolivet ou Messiaen, ni totalement post-ravéliennes, encore moins dans la stricte lignée du groupe des Six, frappent néanmoins déjà par leur « couleur » spécifique, à la fois le reflet d’un style éminemment français, au sens d’un topos collectif, et l’annonce d’une personnalité singulière.

Marie Delcambre-Monpoël and Maxime Joos