Louis Durey
Chansons
Hyperion CDA67257

Francois LeRoux, baryton
Graham Johnson, piano
2002
  1. Hommage à Erik Satie 3:17
Chansons basques, Op. 23  
  2. Prière 1:20
  3. Polka 0:33
  4. Attelage 2:12
Le bestiaire, Op. 17a  
  5. Orphée 0:14
  6. La tortue 1:39
  7. Le cheval 0:44
  8. Le chèvre du Tibet 0:48
  9. Le serpent 0:52
10. Le chat 1:09
11. Le lion 1:13
12. Le lièvre 0:35
13. Le lapin 0:43
14. Le dromadaire 0:44
15. La souris 1:14
16. L'éléphant 1:19
17. Orphée 0:19
18. La chenille 0:28
19. La mouche 0:33
20. La puce 0:43
21. La sauterelle 0:49
22. Orphée 0:21
23. Le dauphin 0:50
24. Le poulpe 0:32
25. La méduse 0:53
26. L'écrevisse 0:58
27. La carpe 1:08
28. Orphée 0:19
29. Les sirènes 1:21
30. La colombe 0:52
31. Le paon 0:31
32. Le hibou 1:07
33. Ibis 0:57
34. Le boeuf 1:01
Deux Lieder romantiques, Op. 20  
35. Mon pâle visage 2:57
36. Tu es telle qu'un fleur 1:15
Épigrammes de Théocrite, Op. 13  
37. Veux-tu, au nom des Nymphes 1:03
38. Ces roses, humides de rosée 1:32
39. Daphnis à la peau blanche 0:47
40. Tu dors, Daphnis 1:49
Trois poèmes de Pétrone, Op. 15  
41. La boule de neige 1:35
42. La métempsychose 2:29
43. La grenade 1:49
Inscriptions sur un oranger, Op. 16  
44. Oranger dont la voûte épaisse 0:51
45. Bel arbre, pourquoi conserver ces deux noms 1:05
Images à Crusoé, Op. 11  
46. Crusoé 2:16
47. Vendredi 2:11
48. Association 3:38
49. L'arc 2:06
50. Visitation 9:47
51. Le perroquet 2:55
52. Attente 6:08

Louis Durey est né à Paris en 1888. Après avoir assisté à une représentation de Pelléas et Mélisande en 1907, il s'inscrit aux cours de la Schola Cantorum. En 1914, il écrit sa première oeuvre et, en 1917, fonde avec Arthur Honegger (1892-1955) et Georges Auric (1899-1983) le groupe des « Nouveaux Jeunes », qui est fédéré par Jean Cocteau et parrainé par Erik Satie (1866-1925), et que rejoignent ultérieurement Darius Milhaud (1892-1974), Germaine Tailleferre (1892-1983) et Francis Poulenc (1899-1963) pour former le « Groupe des Six ». Il entretint des relations avec l'ensemble du mouvement de l'art moderne d'après la Première Guerre mondiale, en particulier les poètes et écrivains Guillaume Apollinaire, Max Jacob, Blaise Cendrars, Léon-Paul Fargue, Paul Éluard, Louis Aragon, les peintres Pablo Picasso, Georges Braque, Fernand Léger, André Lhote, Moïse Kisling... Entre 1921 et 1930, il est critique musical pour « Le Courrier Musical », « Musical News and Herald » et « The Chesterian und The Arts » de New York. Au milieu des années 1930, il rejoint le Parti Communiste Français, et participera activement à la résistance durant la Seconde Guerre mondiale. A partir de 1950, il sera critique musical pour « L'Humanité » et « Les Lettres Françaises ». Il est mort à Saint-Tropez en 1979.

Parmi ses principales oeuvres, on peut noter un Trio-Sérénade pour trio à cordes, trois Quatuors à cordes, une Fantaisie concertante pour violoncelle et orchestre, un Concertino pour piano, « Chansons basques » sur des poèmes de Jean Cocteau pour chant et orchestre de chambre, « Six Madrigaux de Mallarmé » pour chant et orchestre de chambre, « Trois Poèmes de Paul Eluard » pour chant et orchestre, « Trois Chansons musicales » pour choeur a cappella, sur des poèmes de Federico Garcia Lorca, la Cantate « Paix aux Hommes par millions » sur un texte de Vladimir Maïakovski, et plusieurs recueils de Mélodies, dont « L'Offrande Lyrique » sur six poèmes de Tagore, « Trois Poèmes de Pétrone », « Le Voyage d' Urien » sur trois poèmes d'André Gide, « Le Bestiaire » sur vingt-six poèmes d'Apollinaire, « Trois Poèmes de Paul Valéry », « Vergers » sur sept poèmes de Rainer Maria Rilke, « Quatre Stances » sur des poèmes de Jean Moréas, « Grève de la Faim » sur un poème de Nazim Hikmet, « Deux Poèmes d'Ho Chi Minh », etc.

LOUIS DUREY – LE GRAND OUBLIÉ DU GROUPE DES SIX

« Louis Durey, le silencieux Durey, est l’image même de la modestie et de la noblesse. »
(
Francis Poulenc, de Entretiens avec Claude Rostand)

Des six compositeurs que le critique Henri Collet réunit dans un article publié en janvier 1920 sous le nom de « Groupe des Six », Francis Poulenc est sans aucun doute le plus connu – sa musique apparaît régulièrement tant dans les salles de concert que sur disques. Considéré comme un compositeur majeur, Darius Milhaud possède un vaste catalogue embrassant de nombreuses formes musicales. La musique orchestrale et chorale d’Arthur Honegger est mise à l’affiche de concerts avec une certaine régularité tandis que la musique de film de Georges Auric maintient la réputation du compositeur quoique peut-être pas de la manière qu’il eût souhaitée. Largement inconnue de son vivant, voire même inédite, Germaine Tailleferre a bénéficié du regain d’intérêt envers les compositrices, une des caractéristiques de la recherche musicologique de ces dernières années.

Après avoir cité cinq membres du groupe, il nous reste le sixième, Louis Durey, qui a toujours donné l’impression d’être l’orphelin des Six. Homme fier et indépendant, il aurait certainement détesté qu’on s’en apitoie. Membre éphémère d’une « jeunesse musicale dorée » avec qui il avait pourtant peu en commun en termes de tempérament, il poursuivit stoïquement sa carrière une fois passés les jours grisants de ce cénacle juvénile et, peu désireux de faire partie d’un establishment musical, il demeura fidèle à ses convictions d’homme de gauche. Durey refusa de participer aux Mariés de la Tour Eiffel, une œuvre créée en 1921 conçue en collaboration par « les Six » et Jean Cocteau. Et sa décision laissa Cocteau passablement mécontent. Si 1924 constitue la date officielle de la dispersion du groupe, il est clair que dès cette époque-là, 1921, les Six n’existaient plus comme une entité – si tant est que cette entité ait jamais existé.

Bien que Durey ait vu le jour à Paris, sa musique fut largement exécutée hors de la capitale. Le compositeur en vint même à détester l’univers de la société « mondaine » où la plupart de ses collègues contemporains évoluaient. Il avait pour ambition d’écrire de la musique dans un langage non-élitiste. Durant sa carrière, Durey fut membre de la Fédération musicale populaire dont il devint par la suite le Secrétaire. The Workers’ Music Association, l’organisme qui, en Grande-Bretagne, joua un rôle équivalent, reçut un soutien comparable du compositeur anglais encore largement sous-estimé, Alan Bush, lequel y consacra une bonne partie de sa carrière. Comme lui, Durey souscrivit aux principes du Manifeste de Prague de 1948 qui appelaient les musiciens progressistes à démocratiser leurs compositions en abandonnant l’individualisme et en écrivant une musique dérivée du chant populaire.

Ses sympathies communistes, alors largement impopulaires, ne lui furent pas d’un grand secours pour faire avancer sa carrière. Après sa rupture avec Cocteau, Durey ignora l’univers sophistiqué et chic des salons de l’entre-deux-guerres. Lors de l’occupation Nazie, il dut faire face aux dangers encourus par tout membre de la Résistance et écrivit des chansons antifascistes. Puis avec le climat de la Guerre froide ajouté à ses convictions politiques, les commandes et exécutions se firent désirer. Durey semble avoir été indifférent à tous ces revers. La renommée, le chic et l’influence d’auteurs français de gauche comme Sartre ne semblent pas avoir touché des musiciens comme Durey. S’il devint critique musical de l’Humanité en 1950, c’est la musique aux mélodies inoubliables de Joseph Kosma qui brossa un portrait plus durable des mouvements littéraires parisiens des années 1950 et 1960.

Né le 27 mai 1888, Louis Durey grandit dans un environnement enclin à toute chose artistique et dans un milieu pragmatique où une sensibilité esthétique était associée à la fierté de l’artisan et à la discipline de la production industrielle. Son père était propriétaire d’une firme qui manufacturait des caractères d’imprimerie. Son frère, René, devint un peintre qui, au début des concerts donnés par les « Nouveaux Jeunes », encouragea aussi l’idée associant musique et peinture. Durey se développa tardivement. Ce n’est qu’à dix-neuf ans, après avoir assisté à une représentation de Pelléas et Mélisande de Debussy (il connaissait déjà quelques opéras de Wagner) qu’il se décida à embrasser une carrière musicale. Malgré son attirance pour des personnalités comme Schoenberg, Satie, Ravel et Stravinski, il nourrit une inspiration fidèle envers Debussy. Des années après, il avouait que c’étaient « l’élégance suprême » de Debussy, sa « tendre et pénétrante poésie » qui avaient été son guide musical le plus sûr. Comme compositeur et orchestrateur, Durey était largement autodidacte, mais, entre 1910 et 1914, il trouva en Léon Saint-Requier, chef de chœur de la Schola Cantorum, un mentor décisif dans l’étude de l’harmonie et du contrepoint. Il n’est donc guère surprenant que la musique chorale ait d’emblée joué un rôle primordial dans la création de Durey. Son Opus 1 (1914) consistait en deux chœurs a cappella sur des textes de Henri de Régnier et Charles d’Orléans (deux poètes chers au cœur de Debussy – et l’on doit se rappeler que le grand compositeur était encore vivant à cette époque, présence distante et invisible évoluant à l’ombre de l’œuvre de Durey). Ce fut sans nul doute par cette association avec la Schola Cantorum que le jeune compositeur pénétra dans le cercle d’Eric Satie dont Durey qualifia par la suite les fameuses excentricités de « caprices de la nature ». Puis, en peu de temps, naquit une kyrielle de cycles concis de mélodies sur des poèmes de Paul Verlaine (Opus 2), Francis Jammes (Opus 3) et Rabindranath Tagore dans une traduction d’André Gide (L’offrande lyrique, Opus 4), cette dernière page révélant l’influence passagère de l’atonalité d’Arnold Schoenberg.

Durey fut mobilisé en août 1915, mais il continua à écrire une musique vocale détachée des circonstances d’alors qui se posât en défi à l’humeur sombre et misérable de l’époque. Le Voyage d’Urien, un cycle sur des poèmes de Gide, date de ce temps-là, tout comme la réalisation chorale sur Saint-John Perse (Eloges – un précurseur important du cycle Images à Crusoé sur des poèmes de Saint-John Perse). Ce fut pourtant un duo pour piano qui causa la première sensation sur la scène musicale. Dédiée à Satie, cette pièce, intitulée Carillons, avait été inspirée par une visite au nord de l’Italie. Elle reçut sa première audition sous les doigts de Georges Auric et de Juliette Meerovitch en juin 1917. Si au premier abord, cette œuvre donna l’impression d’avoir été conçue dans l’ombre du Sacre du Printemps de Stravinski, Durey convint par la suite que cette évocation de cloches carillonnant dans différentes tonalités fut bien plus influencée par les Cloches à travers les feuilles de Debussy. Carillons et sa suite Neige attirèrent l’attention de Maurice Ravel lors d’un concert donné dès 1918. (Figuraient également au programme Tailleferre, Honegger, Auric et Poulenc – dont la Rapsodie nègre fut créée au cours de la même occasion). Si Ravel semble avoir été moins impressionné par Poulenc, il se présenta à Durey de sa propre initiative et le recommanda immédiatement à l’éditeur Jacques Durand. Dans une lettre pleine d’amitié et de délicatesse, Ravel offrait aussi au jeune compositeur de l’aider à propos d’éventuels points d’orchestration si tant est que Durey en ait éprouvé le besoin. Jamais Durey n’oublia la gentillesse de Ravel. Et ce fut même la cause indirecte de sa rupture avec Cocteau et les Six. À cette époque-là, Durey reçut aussi l’approbation de l’un des compositeurs français les plus fastidieux, Albert Roussel, qui écrivit une critique favorable dans The Chesterian en octobre 1919. Dans cet article, il faisait notamment l’éloge du Bestiaire (plages 5 à 34), des Trois Poèmes de Pétrone (plages 37 à 39) et des Images à Crusoé (plages 46 à 52).

Dans un premier temps, Durey avait fait partie du cercle de jeunes gens réunis autour d’Erik Satie. En compagnie d’Auric et d’Honegger, il avait même été qualifié de « Nouveaux jeunes ». L’amitié que Durey noua avec Ravel fut probablement une des raisons de la dissension qui s’ouvrit en novembre 1918 entre Satie et les trois compositeurs. La place se trouva libre pour l’arrivée d’un nouveau mentor et propagandiste – Jean Cocteau. Toutes les œuvres vocales que l’on pourra découvrir sur ce disque font partie de cette période extrêmement fertile de la vie de Durey, à savoir des années 1918 et 1919, avant ce qu’on pourrait appeler le « baptême » des Six au début de 1920. De onze ans l’aîné de Poulenc, Durey était le membre le plus âgé des Six – plus vieux que Cocteau même. On ne doit donc pas s’étonner si lorsque le benjamin du groupe s’attacha à réaliser son premier chef d’œuvre sur des textes tirés du Bestiaire d’Apollinaire, Durey était déjà un compositeur de mélodies chevronné avec ses pages vocales les plus importantes figurant déjà, pour l’essentiel, à son catalogue, avec pour collaborateurs, une palette impressionnante de poètes. Nous avons précédemment cité Saint-John Perse (une sommité littéraire généralement ignorée des compositeurs), mais Durey était également attiré par les traductions des classiques (Epigramme de Théocrite, Trois poèmes de Pétrone) tout comme par le poète du XVIIIième siècle Evariste Parny (Inscriptions sur un oranger) que Ravel mit ultérieurement en musique dans ses Chansons madécasses. L’enthousiasme qu’il nourrissait en commun avec Poulenc pour les textes du Bestiaire semble avait été une pure coïncidence. (De la même manière, cinq ans plus tôt, pratiquement en même temps, Debussy et Ravel s’étaient enflammés pour les poèmes de Mallarmé.) Quand Poulenc apprit que Durey avait aussi mis en musique les poèmes du Bestiaire – et chacun d’entre eux ! – il dédia ses six réalisations musicales sur ces mêmes sources littéraires à Durey. Effectivement, pour bien des chanteurs et accompagnateurs, les mots « à Louis Durey » placés en tête de la partition de Poulenc constituent la première et unique apparition du nom du compositeur.

Dans un premier temps, Durey fut l’âme, sinon le secrétaire des « Nouveaux Jeunes ». En juillet 1919, Jean Cocteau avait fait paraître un article (parmi bien d’autres) dans Paris-Midi sur ce groupe de compositeurs. Ce fut Durey qui en envoya une copie à son collègue Milhaud. Il lui demandait aussi de se fendre d’un morceau de piano pour un recueil à paraître chez Demets réunissant les six compositeurs qui allaient peu après être baptisés « Les Six ». Lui-même contribua d’une Romance sans paroles écrite en hommage à Mendelssohn. (Et le choix même de Mendelssohn, un compositeur si peu à la mode, aurait pu tirer la sonnette d’alarme sur le futur de Durey au sein du groupe). Durant l’été 1919, Durey et son autre frère Pierre partirent en vacances avec Cocteau au pays basque, dans le sud de la France. Le fruit musical de cette période prit corps à travers ses trois Chansons basques (plages 2 à 4) où la première rencontre du compositeur avec la poésie de l’ultra-parisien Cocteau est associée à une inclinaison pour l’idiome plus physique de la musique folklorique. Une autre pièce de Cocteau que Durey mit en musique – Printemps au fond de la mer – une réalisation plutôt laconique pour voix et dix instruments à vent en un paysage extraordinaire des grands fonds marins – reçut sa première audition le 31 janvier 1920 avec l’infatigable Jane Bathori, la soprano qui joua un rôle crucial dans la diffusion de la nouvelle musique d’alors.

Au premier abord, une bonne harmonie semblait régner entre Cocteau et Durey. Cocteau fit paraître une critique des deux Bestiaire de Poulenc et Durey exécutés côte à côte en des termes appropriés aux images animalières : « Là où Poulenc saute avec des pattes de jeune chien, Durey pose délicatement ses pieds de biche. L’un et l’autre naturels. » Tout jeune compositeur aurait pu considérer une telle publicité, ainsi que la protection d’un poète passé maître dans l’art des relations publiques, comme un atout précieux. Mais Durey avait décidé qu’il n’aimait pas beaucoup Cocteau. Il écrivit à Milhaud : « Jean est un être exquis, contre qui il est dur de se choquer, mais il a une légèreté d’esprit inconcevable et il joue au bébé avec une feinte ingénuité qui me gêne bien souvent. » Et il s’agit bien d’une condamnation de l’aspect narcissique et superficiel de la personnalité de Cocteau, une critique d’autant plus accablante qu’elle venait d’un membre de son propre cercle. Des compositeurs comme Poulenc et Milhaud eurent la capacité de voir au-delà et d’ignorer les irritations causées par le nombrilisme du poète, et leur amitié dura pendant plus de quarante ans. Mais Durey avait, de surcroît, des convictions qui divergeaient des dicta esthétiques de Cocteau. Dans un de ses articles publiés en mai 1920 dans Le Coq – de facto l’organe officiel des Six – Cocteau réitéra un des jugements les plus tranchés de Satie : « Ravel refuse la Légion d’honneur mais toute sa musique l’accepte. » Si Satie et Ravel avaient eu une relation passablement brouillée, Durey s’offusqua de voir Cocteau reprendre le même ton. Ce manque de courtoisie gratuit envers un grand compositeur français (en particulier de la plume de quelqu’un qui était, à sa manière, bien plus snob et mondain que Ravel), irrita Durey au point qu’il crut nécessaire de rompre définitivement les ponts avec les Six. En renonçant à écrire une Valse des dépêchés, il refusa de participer aux Mariés de la Tour Eiffel – une œuvre avec laquelle Cocteau avait espéré présenter la collaboration définitive du groupe.

Milhaud fit de son mieux pour persuader Durey de revenir sur sa décision, suppliant son ami d’éviter ce qu’il appelait « une politique d’agression » et lui demandant de respecter ce que Poulenc appelait « l’unité variée » du groupe. « Tu aimes Ravel, Arthur [Honegger] aime [Florent] Schmitt. J’aime [Albéric] Magnard, Francis aime [Albert] Roussel, Tailleferre tout le monde et Auric personne. La liberté pour tous. Tant mieux si nos goûts divergent. Raison de plus pour n’en être que plus unis. » Une autre lettre où Cocteau essayait de persuader Durey de se laisser fléchir dénote clairement une note de pétulance et un sens de trahison personnelle. Rien n’y fit. Et avec le retrait de Durey du projet des Mariés de la Tour Eiffel, c’était les Six, en tant que groupe, qui disparaissait. Dans Plain-Chant (publié en 1923), Cocteau incorpora un poème sur la manière dont il avait accueilli « ses » compositeurs :
« Auric, Milhaud, Poulenc, Tailleferre, Honegger J’ai mis votre bouquet dans l’eau du même vase, Et vous ai chèrement tortillés par la base, Tous libres de choisir votre chemin en l’air. »

L’absence de Durey de cette liste, petit inventaire des possessions de Cocteau, est saisissante. À partir de ce moment-là, il ne fut plus question que d’arranger au mieux les photographies du groupe lors des anniversaires et occasions spéciales. Les clichés de 1931 et 1951 dévoilent la présence malaisée de Durey : il est situé soit en arrière plan, soit aussi éloigné que possible de Cocteau qui domine l’assemblée. Durey semble avoir apprécié la collaboration musicale de ses collègues (comme en témoigne la correspondance de 1959 avec Poulenc citée à la fin de cette notice), mais il pensait que les activités musicales du groupe avaient été prises en otage par un Cocteau soucieux, avant tout, de ses intérêts particuliers, car d’une manière qu’il trouvait facile et malhonnête, le poète parvenait ainsi à épater les bourgeois avec chic.

Hormis le soutien d’artistes issus de la même famille politique, Durey se trouva alors forcé de vivre dans l’isolement artistique qu’il s’était choisi, jusqu’à pratiquement la fin de ses jours. Comme il l’avait confié à Milhaud, il croyait en la naissance d’un nouveau romantisme, ce qui le plaçait aux antipodes de l’esthétique des Six. Cette quête d’une nouvelle voix romantique est perceptible dans le choix de deux poèmes de Heine – Deux lieder romantiques (plages 35 et 36), le texte du second étant éternellement associé à Schumann. (À sa manière, en comparaison de sa production des années 20, Poulenc était également destiné à écrire une musique plus lyrique dans les années 30 : son postlude à Tel jour, telle nuit est un hommage caché aux Dichterliebe de Schumann.) Dans la décennie qui suivit la rupture avec Cocteau, Durey se retira dans le sud de la France, dans sa propriété de Saint-Tropez. Là, il travailla dans un calme absolu à sa Cantate de la prison et à son unique opéra L’Occasion dont la composition dura quelques années. Reposant sur une pièce de Mérimée, l’intrigue était sujette à controverse (deux jeunes filles dans un couvent sont tragiquement amoureuses du même prêtre), si bien qu’il fut impossible de mettre l’opéra en scène. Sa première audition – en version concert – eut lieu en 1974. Que Durey ait consacré une énergie aussi importante à un sujet que tout compositeur avisé aurait considéré sans avenir dans les théâtres lyriques de France, illustre soit une intégrité de fer, soit une ignorance aveugle des détails pratiques de la vie, ou bien encore peut-être les deux.

Après avoir épousé Anne Grangeon en 1929, le compositeur élut résidence à Paris en 1930. Durant cette période, il écrivit de la musique de chambre (son troisième Quatuor à cordes) et Dix Inventions pour piano. Il composa aussi la musique de scène de L’intruse, une pièce de Maeterlinck. Au milieu des années 30, il rejoignit le Parti communiste et devint actif au sein de la Fédération musicale populaire qui venait de se créer. Parmi les membres de l’organisation, il fit la connaissance d’autres compositeurs de gauche bien éloignés de l’univers social des Six – Charles Koechlin et son admirateur d’antan, Albert Roussel. Entre 1937 et 1944, Durey n’eut que peu de temps à consacrer à la composition puisqu’il s’engagea avec ardeur dans des travaux musicologiques. Il commença par reconstruire la musique oubliée de François-Joseph Gossec (1734-1829). Ce dernier avait tenté de composer une « musique pour le peuple » durant les années turbulentes de la Révolution Française et sa manière d’aborder la question semblait exemplaire pour un homme aux convictions de Durey. Ses études des madrigaux de Marenzio ainsi que de la musique vocale de Josquin des Prés et de Janequin témoignent de son constant engagement envers la musique chorale, une forme qu’il finit par considérer comme le véhicule le plus efficace des convictions politiques. Lui-même finit par écrire de nombreuses réalisations chorales dans les années 1950 et au début des années 1960 (dont des harmonisations de mélodies folkloriques de toute la France) dans un désir de fournir aux amateurs une musique accessible qui puisse être aisément apprise – une musique pour le peuple.

Durant l’occupation allemande, Durey fut un des musiciens qui s’engagea dans le Front National des Musiciens, une branche de la Résistance d’où maints noms célèbres brillent par leur absence. Parmi ses camarades figuraient Désormière, Manuel Rosenthal et Roland-Manuel. Après la guerre, Durey renoua avec la composition. Son engagement politique transparaît explicitement avec le choix des textes de sa musique vocale : García-Lorca, Langston Hughes et Ho-Chi-Minh, et bien d’autres poètes mineurs associés à la lutte des classes. Il devint de plus en plus persuadé que tout artiste avait pour obligation d’embrasser la ligne dure du communisme. Malheureusement, la musique de cette période ne possède ni l’aspect mélodique aisé de Kosma, ni le sens de mystère et de poésie qui avait imprégné ses œuvres antérieures. À la fin des années 50 et au début des années 60, on assista à une nouvelle éclosion d’œuvres de Durey où l’on perçoit quelques indices du retour de cette voix spéciale, doucement exotique, qui rendait sa musique aisément identifiable parmi celle des Six. À la lumière des développements politiques récents, on pourrait penser que ces années de quête envers des idéaux artistiques du communisme russe et chinois furent bel et bien perdues – et pourtant, il est quasiment certain que Durey en personne, fût-il encore en vie (il mourut le 5 juillet 1979), ne les aurait pas reniées, les considérant comme une fraction de la longue lutte à mener. Née dans les années 1960 de sa colère outragée envers une guerre injuste, son œuvre sur des thèmes vietnamiens donne l’impression d’être l’épanchement d’une voix musicale solitaire. Rétrospectivement, elle semble courageuse et nécessaire.

* * *

En 1920, Francis Poulenc écrivit à Durey pour lui faire part de son cinquième Impromptu, car, pensait-il, son ami l’apprécierait, l’œuvre étant « excessivement triste et grave ». On pourrait en déduire que, dès sa jeunesse, Durey était réputé pour son sérieux parmi ses collègues, même si dans une lettre écrite en 1933 à Poulenc, il dévoile son admiration pour la manière dont Ninon Vallin avait interprété les Airs chantés, des morceaux légers et pleins d’entrain de Poulenc. Au cours de 1959, Louis Durey et son vieil ami Francis échangèrent pour la dernière fois une touchante correspondance. À l’occasion de la sortie en microsillons des mélodies qu’il venait de graver avec Pierre Bernac pour Véga (peut-être le meilleur enregistrement du duo), Poulenc avait reçu des revues de presse parmi lesquelles il avait découvert un article de Durey. Celui-ci considérait que les mélodies de Poulenc faisaient maintenant partie des classiques et prenaient place à côté de celles de Fauré et Debussy. Conscient qu’une telle approbation n’était pas commune chez un homme d’une telle intégrité, Poulenc prit immédiatement la plume et dans une lettre concise mais pleine d’affection, il remercia Durey du compliment. Bernac, sur le point de prendre sa retraite, venait de chanter Le Bestiaire pour la dernière fois et l’esprit de Poulenc se transporta à cette époque de 1918 ou 1919, vers l’appartement de Durey, dans le quatorzième arrondissement, lorsque les deux cycles avaient été exécutés : « J’ai revu tout à coup la rue Boissonade. Heureux temps ! Je t’embrasse tendrement. »
La réponse de Durey mérite d’être citée dans son entier parce que nous pouvons y percevoir la voix du véritable ami et de l’artiste raffiné, qui dut lutter (ne serait-ce que pour essayer d’organiser des liens musicaux par-delà le rideau de fer) pour mener une carrière si différente de celle de Poulenc :

Saint-Tropez, ce 20 juin 1959
Bien cher Francis

Ta lettre vient de me parvenir ici, me causant l’extrême plaisir que tu peux imaginer. Tu me dis que « plus l’âge avance et plus tu aimes à te remémorer notre jeunesse ». C’est là le plus sûr moyen de refuser le vieillissement et, avec les onze années que j’ai d’avance sur toi, je puis t’assurer que la recette est des meilleures. J’ai le rare bonheur de ne pas ressentir trop encore les dégâts causés par la fuite du temps, et la jeunesse que je me figure posséder toujours s’alimente aux sources de notre amitiés, de notre prodigieuse amitié qui demeurera un exemple pour nos cadets. Il y a quarante ans que cela dure, cher Francis, et si le fameux article d’Henri Collet date des premiers jours de janvier 1920, il ne faisait que consacrer un état de fait qui s’était élaboré au cours des mois précédents et notamment avec les concerts du Vieux-Colombier animés par notre admirable Jane.

Ce serait, il me semble, une bonne chose que de nous réunir, un jour de l’automne qui vient, dans l’intimité pour y célébrer cette amitié de quarante ans et notre indéfectible solidarité. Si Arthur, hélas, nous a déjà quittés, sa mémoire est en nous et ne peut que cimenter davantage le lien qui nous unit. Ce serait en tout cas une grande joie pour moi si nous pouvions nous retrouver pour quelques bons moments.

J’avais bien pensé à t’envoyer le double des lignes que j’avais données à Europe au sujet de tes mélodies ; seule ma négligence habituelle, qui m’a fait remettre de jour en jour, m’a empêché de le faire. J’ai été très frappé, c’est vrai, en écoutant ces deux disques, de l’unité qui s’en dégage et du caractère définitif qu’y ont pris ces œuvres devenues véritablement classiques. J’ai eu, depuis, l’occasion de parler aussi de la Sonate pour flûte, si réussie, et du Trio.

Le voyage que je devais faire en Pologne a malheureusement avorté, le ministère des Affaires étrangères ayant refusé la subvention pour le voyage qu’il avait laissé espérer jusqu’au dernier moment. Le Concert des Six que j’avais préparé, a eu lieu malgré cela, avec la seconde Sonate de violon de Darius, les Chansons françaises de Germaine, les Apollinaire d’Arthur, le Trio d’anches de Georges, ta Sonate de flûte et mes Chœurs de métiers. Quant à la conférence que je devais faire, elle a été imprimée dans une revue littéraire polonaise. J’ai été très déçu, mais l’occasion se représentera peut-être une autre fois.

À propos du Bestiaire, tu me parles de la rue Boissonade. Je n’ai plus que peu de temps à y rester. Nous sommes en effet expropriés par l’Assistance publique qui est mitoyenne. La maison va être démolie et remplacée par la morgue des hôpitaux que l’on construit derrière chez nous. J’y ai trop de souvenirs pour n’en être pas navré. Aussi je me réjouis fort de notre maison de Saint-Tropez, le coin où nous sommes se trouve suffisamment à l’écart, à 2 km de la ville, pour que, même en plein été, nous soyons préservés du bruit et de l’agitation…

[…]

Je souhaite que nous ayons bientôt la possibilité de nous revoir. Mon affection pour toi demeure toujours aussi vive, aussi présente, aussi nécessaire.

Je t’embrasse.

Louis

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À écouter la musique vocale de Durey, on perçoit distinctement que s’il fit partie des Six, ce fut plus le résultat du hasard que de tout autre chose – après la rupture avec Satie, en 1918, il suivit le courant et fit presque involontaire sien l’engouement d’alors, mais c’est surtout l’amitié et l’affection qu’il portait à ses jeunes amis musiciens qui l’attacha au groupe. Ce mouvement n’était pas en mesure de lui apporter un véritable enrichissement esthétique. En 1918, Durey avait plus de trente ans, (et s’intéressait nettement moins aux blagues joyeuses et choquantes que durant ses vingt ans), un facteur qui contribua probablement à ce décalage. La musique que nous avons enregistrée sur ce disque n’est donc pas présentée chronologiquement : arriver aux réalisations musicales sur des textes de Cocteau en fin de programme donnerait une image faussée du développement de Durey en tant que créateur de mélodies puisque dans ce domaine, il réduisit son activité dans les années 1920 au lieu de s’élancer dans un crescendo d’expressivité. Notre disque est donc plutôt conçu selon l’esprit de L’Ecrevisse d’Apollinaire – c’est-à-dire « à reculons ». Nous commençons par un groupe de trois recueils sur des poèmes de Blaise Cendrars, Jean Cocteau et Guillaume Apollinaire. Les deux premiers ressemblent à des miniatures de fanfares – l’influence de Satie et Stravinsky y est perceptible. Le troisième, Le Bestiaire, est le cycle dont la plupart des gens ont entendu parler (sans pour autant l’avoir entendu) et qui, s’il fut écrit avant le baptême des Six, définit la relation que Durey entretint avec Poulenc et le cycle plus concis de ce dernier. Il s’agit d’un accomplissement spécial en son nom propre. Nous pouvons ensuite découvrir ses mélodies sur deux poèmes de Heine ; elles témoignent de l’intérêt que Durey portait au romantisme allemand, un aspect qui l’a toujours rapproché d’Arthur Honegger plutôt que, disons, Milhaud ou Auric. Trois ouvrages plus modestes sur des textes de Théocrite, Pétrone et Parny s’inscrivent dans la veine de discrétion raffinée inaugurée par Debussy et Ravel et dans une économie de moyens similaire à celle de Satie. Le disque prend fin avec le chef d’œuvre de Durey – le cycle extraordinaire Images à Crusoé où nous pouvons découvrir la puissance et l’individualité de sa personnalité artistique dans une ample réalisation musicale conçue sur un des textes majeurs de la littérature française.

 

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DUREY ET SES POETES

Blaise Cendrars [Hommage à Erik Satie – plage 1] est le pseudonyme de Frédéric Sauser Hall (1887-1961), poète et écrivain d’origine suisse. Grand voyageur, il faisait partie, parmi les hommes de lettre français, de ceux qui avaient le plus parcouru les contrées exotiques. Son imprévisibilité capricieuse, son pouvoir d’observation et sa capacité à tisser une légende perpétuelle de sa propre vie et de ses expériences firent de lui une personnalité incontournable au sein de nombreux cercles parisiens. Cet homme manchot (son bras droit avait été amputé à la suite d’une action militaire en 1915), était, selon son ami Henry Miller, « un continent des lettres modernes ». Dans sa vieillesse, il était devenu une institution inimitable, un amoncellement de mémoires où le vrai et l’imaginaire s’entremêlaient sublimement. Il avait été l’ami de nombreux peintres (dont Picasso et Picabia, Chagall et Sonia Delaunay) et avait été mêlés à pratiquement tous les mouvements artistiques en apparence bizarres de l’époque, comme le surréalisme et le dadaïsme. Satie et Cendrars rencontrèrent en chacun l’âme sœur : les anecdotes du poète sur le compositeur font partie des évocations les plus vivides de la nature pareillement imprévisible de Satie. En 1917, alors que la guerre avait entraîné la fermeture de nombreux théâtres et salles de concert, ce fut Blaise Cendras qui, avec le peintre Moïse Kisling (un ami du frère de Durey, René), eut l’idée de présenter un concert au 6 rue Huyghens, dans le studio du peintre Emile Lejeune. Pour l’occasion, les murs du studio furent décorés de toiles de Picasso, Matisse, Léger, Modigliani etc. On y joua de la musique de Satie, Honegger, Auric et Durey. Ce fut ce concert qui donna à Satie l’idée de réunir un groupe de compositeurs autour de sa personne sous le nom des « Nouveaux Jeunes ». Si le rôle de Cocteau est toujours mis en exergue dans l’invention, pour ainsi dire, des Six (un groupe émanant des « Nouveaux Jeunes »), il ne faudrait oublier Blaise Cendras qui créa les « Editions à la Sirène » où fut publié Le Coq et l’Arlequin de Cocteau (tout comme Le Bestiaire de Poulenc et les Chansons basques de Durey) et qui suggéra d’associer des concerts à des expositions.

Quoique l’œuvre de Cendras n’ait pas reçu l’attention qu’elle méritait de la part des musiciens, elle a cependant aussi été mise en musique par Honegger avec une page magnifique, Pâques à New York pour mezzo-soprano et quatuor à cordes. Ce fut Cendras qui donna à Milhaud un scénario pour son ballet, La Création du Monde.

Le titre original du poème de Cendras date de Novembre 1916 et fut publié dans Le Musickissme (François Le Roux a souligné que les mots anglais « kiss me » ont été délibérément incorporés au titre). Durey débuta la composition de mélodies avec la quatrième ligne du poème.

Il existe une profusion d’écrits sur l’importance de Jean Cocteau (1888-1963) [Chansons basques – plages 2 à 4] si bien qu’un simple aperçu est suffisant dans le cas présent. Doué d’un talent prodigieux et d’une énergie sans faille, Cocteau s’illustrait comme écrivain et artiste dans un domaine allant de la poésie au roman, des pièces de théâtre aux comédies musicales. Encore aujourd’hui, son coup de crayon unique donne l’impression d’être un des produits dérivés les plus exquis de ce ferment créatif qui avait embrassé Paris dans l’entre-deux-guerres – mi-sérieux, mi-comique, aimablement ambigu, parfois joyeusement obscène mais toujours enrichissant. Le génie de Cocteau comme cinéaste est une autre facette de sa contribution à l’art du 20ème siècle. Un autre aspect majeur du succès de Cocteau se trouve être son rôle d’animateur. Il mobilisait sans relâche les gens qu’ils connaissaient, tissant autour de lui un vaste réseau de relations afin de se promouvoir et de pousser ceux qui lui étaient fidèles. On peut difficilement penser au Paris de Diaghilev, Picasso et Stravinski sans imaginer Cocteau se posant comme le plénipotentiaire français de ces illustres visiteurs – intercédant entre ceux-ci et leurs collègues français. C’était le côté mondain de son tempérament qui irritait manifestement Durey. Quoi qu’il en soit, la musique française est largement redevable à Cocteau, quoique dans une proportion moindre de ce qu’il aurait peut-être pu espérer en 1920. Hormis un Toréador de jeunesse, Poulenc choisit de ne mettre un musique qu’un recueil de poèmes de sa plume – Cocardes – même s’il retrouva Cocteau sur la fin de sa vie, avec La voix humaine et La Dame de Monte-Carlo. Mis à part les Six, on peut citer parmi les compositeurs qui ont écrit sur des textes de Cocteau Lennox Berkeley, Louis Beydt, Paul Bowles, Maurice Delage, Erik Satie, Henri Sauguet et Jean Wiéner.

Les deux premiers poèmes des Chansons basques de Durey ne font pas partie des collections publiées par Cocteau. Ils furent donnés au compositeur sous forme manuscrite durant les vacances que le poète passa dans le sud de la France en compagnie des frères Durey au cours de l’été 1919. Cocteau avait initialement prévu d’écrire un troisième texte pour Durey, mais le compositeur souhaitait quelque chose de plus sombre. Le troisième poème, Attelage, parut dans Poésie 1916-1923.

Guillaume Apollinaire (pseudonyme de Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky, 1880-1918) [Le Bestiaire, plages 5 à 34, est tout simplement l’une des plus grandes personnalités de la littérature française. À travers les compositions de Poulenc sur des poèmes d'Apollinaire, les musiciens anglophones et les amateurs de mélodies ont la chance de disposer d’une initiation aisée et intelligible à l’esprit fascinant et éternellement fécond du poète. Si ces mélodies – tout comme celles de Durey gravées sur ce disque – ne font qu’effleurer la surface de ce que le poète a laissé, elles constituent une excellent introduction à son œuvre et incitent à en explorer les moindres recoins. On pourrait dire que le catalan Picasso et le russe Stravinski ont poussé la musique et l’art français à entrer malgré eux dans le 20ème siècle. Apollinaire, qui non content d’être poète sévissait aussi comme critique d’art et pornographe joyeux, fut la première personne à employer le terme de « surréalisme ». Fort de sa volonté de fer masquée par son charme et de sa magie verbale outrepassant suavement toutes les règles établies, il convainquit la littérature française d’oser s’aventurer dans le 20ème siècle avec une grâce et un aplomb infinis. À l’heure actuelle, son œuvre demeure encore une étape obligée pour quiconque souhaite explorer avec créativité la langue française. Son avènement marqua la fin de la « Belle époque » en littérature. Apollinaire remplaça le symbolisme par quelque chose de plus humain, de plus réel, même si de temps à autres s’y mêlait quelque allusion surréaliste ou curieuse. Il n’est pas étonnant que les jeunes compositeurs des années d’après-guerre aient été empreints de vénération à son égard. Malheureusement, sa disparition prématurée les empêchèrent de mieux le connaître. Poulenc, par exemple, se remémorait avec ferveur les instants où il entendit le poète lire à haute voix dans la librairie d’Adrienne Monnier, rue de l’Odéon.

Les circonstances qui amenèrent Apollinaire à publier son Bestiaire illustrent à merveille le milieu artistique étonnant dans lequel il évoluait et travaillait.

Puisqu’il était un des amis les plus intimes de Picasso, il était fréquemment invité au « Bateau Lavoir » - le studio de la rue Ravignant où le grand peintre vivait et accueillait ses collègues tels Derain, Braque et Gris. Dans le studio de Picasso, Apollinaire avait entraperçu quelques gravures sur bois dépeignant des animaux. Avide lecteur, (il nourrissait un vif intérêt pour la magie, la théosophie et l’histoire médiévale), il avait aussi lu les bestiaires du Moyen Age, des manuscrits aux enluminures recherchées. Pourquoi ne pas faire un bestiaire des temps modernes, songea-t-il ? Il se trouva que Picasso était trop occupé pour participer à un tel projet, si bien qu’Apollinaire fit appel au peintre Raoul Dufy que Derain lui avait présenté.

Dufy s’attela avec enthousiasme à la tâche. La gravure sur bois était tout d’un coup revenue à la mode. Gauguin avait illustré Noa Noa, son journal des mers du Sud, avec des gravures sur bois, et celles de Derain avaient octroyé au premier livre d’Apollinaire, L’enchanteur pourrissant, une présence lancinante. Il se trouvait que ces illustrations animales, laborieusement imprimées à la main, furent tellement parfaites pour la succession de quatrains d’Apollinaire qu’il est difficile de deviner ce qui, du poème ou de l’image, vit le jour en premier. Véritable œuvre d’art, ce livre coûta une petite fortune si bien que le succès financier n’atteignit pas le niveau espéré. Des 120 exemplaires imprimés, seuls cinquante furent vendus à cent francs chacun, avant que le livre ne fasse parti des invendus. Ceux qui en firent l’acquisition pour quarante francs réalisèrent une affaire remarquable – il s’agissait d’un trésor de bibliophile (comme Apollinaire le soulignait dans la brochure), « une des œuvres poétiques les plus variées, séduisantes et accomplies de la nouvelle génération. »

Des douze mélodies qu’il écrivit initialement sur Le Bestiaire, Poulenc en supprima six, sur les conseils d’Auric. (Quatre autres émergèrent ultérieurement – La Souris, Le Serpent, La Colombe et La Puce.) Durey, quant à lui, choisit de mettre en musique tous les poèmes animaux, n’écartant que ceux consacrés à Orphée. Le recueil d’Apollinaire s’articule en quatre sections : onze poèmes consacrés aux créatures qui vivent sur terre, quatre poèmes d’insectes, cinq quatrains sur les habitants des mers et six poèmes conclusifs sur les créatures mystiques ou magiques qui symbolisent à la fois le ciel et la terre. Chacune de ces quatre sections est introduite par un poème différent sur « Orphée » (l’œuvre est sous-titrée « Le Cortège d’Orphée ») que Durey ne mit pas en musique. Sur ce disque, ces quatre textes supplémentaires sont lus par François Le Roux afin de présenter une version complète de la grande séquence d’Apollinaire.

Heinrich Heine (1797-1856) [Deux Lieder Romantiques, plages 35 et 36] est le poète des Dichterliebe de Schumann et du Schwanegesang de Schubert (entre autres). Mais il était aussi parisien d’adoption et joua un rôle crucial dans le rapprochement entre le romantisme allemand et français. Les deux poèmes que Durey retint, font partie de « Die Heimkehr », une section du Buch der Lieder(1827) de Heine. En accord avec le tempérament sérieux de Durey, ce choix permet de percevoir une affinité avec la culture allemande plus « chargée » – parmi les Six, Honegger était le seul à être également attiré par cette tradition. Il est vrai que Heine était un radical renommé, et pour la gauche, un vrai héros – un fait que Durey connaissait indubitablement sans pour autant que ce soit perceptible dans ces textes. Le premier poème est le huitième de Die Heimkehr (« Verriet mein blasses Angesicht ») et le second est le fameux « Du bist wie eine Blume » (le n°48) que Schumann mit en musique en 1840 dans Myrthen et qui fut aussi exploité par Liszt, Ives et Lord Berners (à peu près à la même époque que Durey). Parmi les éventuelles réalisations musicales de la première mélodie – parue sous le titre Mon pâle visage chez Durey – je n’en ai trouvé qu’une, de Stephen Heller, un contemporain de Schumann. La décision de Durey de mettre en musique la traduction française des textes de Heine (peut-être, d’ailleurs, est-ce la sienne), le pose en successeur d’un compositeur peu apprécié alors, Guy Ropartz, qui avait composé sur des traductions de poèmes extraits de Lyrisches Intermezzo en 1899.

Pétrone (mort en 66 apr. J.-C.) [Trois Poèmes de Pétrone, plages 37 à 39] est l’auteur de Satyricon, un ouvrage inventif en épisodes considéré comme le premier roman d’Europe. Le véritable nom de cet écrivain de la Rome ancienne était plus probablement Titus Petronius Niger. Il portait le titre d’« Arbiter » – le conseiller en esthétique et le juge du bon goût ultime, un poste que lui avait attribué Néron. Avec cette nomination, l’empereur avait certainement fait montre d’une réelle capacité de jugement car Pétrone était indubitablement un homme de talent ; mais l’inimité de Sénèque lui valut d’être considéré comme un aristocrate gaspilleur. Sa réputation de décadent et d’indolent nous est parvenue à travers les Annales de Tacite. Quand il fut impliqué à tort dans un complot pour assassiner l’empereur, Pétrone se suicida en se coupant les veines, tout en amusant ses amis de sa conversation brillante et pleine de verve. Durey se servit des « Œuvres complètes de Pétrone » dans une traduction de Héguin de Guerle. A la fin de cet ouvrage, dans une section intitulée « Fragments attribués à Pétrone », figurent les trois poèmes du cycle, traduits dans une prose qui fut ensuite librement remaniée par le compositeur. La seconde mélodie La Métempsychose porte la mention « [comme une] imitation de Platon », et Guerle indique que Clément Marot (1496-1544) dans « D’Anne qui me jecta de la neige » (mis en musique par Ravel) fut influencé par le poème de Pétrone qui nous a donné La Boule de Neige. (Et l’on peut se demander si Durey ne rendait pas ainsi en secret hommage à Ravel.) De récents travaux (Jean-Claude Margolin, 1980) ont révélé que ce poème n’était pas du tout de Pétrone, mais qu’il faisait partie de plusieurs textes latins écrits sur ce thème au cours du 16ème siècle, à la suite de la première parution du poème de Marot en 1534. Ce genre doit être perçu dans le contexte du renouveau européen du pétrarquisme qui influença Spenser et Shakespeare parmi tant d’autres.

Théocrite (v. 310-250 av. J.-C.) [Epigrammes de Théocrite – plages 40 à 43) était un poète de la Grèce antique qui vécut et travailla durant presque toute sa vie en Sicile. Il est considéré comme le créateur de l’idée de poésie pastorale. Ses écrits embrassent des formes variées. Les bucoliques et mimes sont jugés les plus authentiques, mais il est probable que les vingt-quatre épigrammes ne sont pas de sa plume. Durey se servit de traductions de François Barbier. L’atmosphère présente dans cette poésie, qu’elle soit authentique ou non, dérive de la vie réelle – une toile de fond méditerranéenne, du soleil, la mer et les fleurs. On y décèle un certain naturel qui a dû plaire à Durey, en sus d’autres traits de l’Antiquité, une simplicité attique qui adopte la limpidité des Chansons de Bilitis de Debussy et de Socrate de Satie.

Evariste Parny (1751-1814) [Inscriptions sur un oranger – plages 44 et 45] vit le jour dans une riche famille créole de l’Ile de la Réunion, un département français d’Outre-mer situé dans l’Océan Indien. Premier poète de couleur que la France ait connu, il fut donc le précurseur de Leconte de Lisle (qui naquit également à la Réunion) à cet égard, les deux dévoilant aussi des affinités stylistiques communes. Séquences de poèmes d’amour en quatre sections, les Poésies érotiques (1778) constituent le chef d’œuvre de Parny. Elles dépeignent l’évolution de sa passion pour Esther Trousaille qu’il chanta sous le nom d’Eléonore. Pour son cycle miniature, Durey concentra toute cette relation passionnelle en deux poèmes : le premier du Livre I (« Vers gravé sur un oranger ») et le second du Livre IV (« Elégie III ») où le poète désire effacer l’inscription qu’il avait gravée dans l’arbre lors de la première mélodie. Les hauts et les bas amoureux se reflètent parfaitement dans ces deux pièces concises qui sont intelligemment conçues, à la manière d’images en miroir réalisées en mouvement contraire tant musical qu’émotionnel. Peut-être était-ce l’intérêt que Durey portait à Parny qui attira l’attention de son ami Ravel sur les Chansons madécasses ? Ces évocations des îles sont, en revanche une sorte d’Images à Crusoé ravelliennes.

Saint-John Perse, pseudonyme d’Alexis Saintléger Léger, également connu sous le nom d’Alexis Léger (1887-1975) [Images à Crusoé, plages 46 à 52] est l’une des personnalités les plus importantes et pourtant les plus mystérieuses de la littérature française. Ses noms différents attestent un homme à la vie double, sinon triple. Il vit le jour à Saint-Léger-les-Feuilles, une petite île corail près de la Guadeloupe, fit des études de médecine à Paris, et le « Saint-John » bien peu français pourrait indiquer certaines affiliations transatlantiques. Sa poésie jouit d’une renommée considérable en France alors qu’il est presque inconnu des lecteurs anglophones, bien qu’il ait traduit T.S. Eliot et autres auteurs anglo-saxons. Il embrassa la carrière de diplomate et occupa des postes importants en Chine ; il explora les mers du Sud et devint éventuellement un « secrétaire général des affaires étrangères » ouvertement antifasciste dans le gouvernement français renversé par Hitler. Il fut exilé par le régime de Vichy (ses manuscrits inédits furent détruits durant l’occupation allemande de Paris) et vécut aux Etats-Unis de 1940 à 1957, travaillant comme conseiller de littérature française à la Library of Congress. Ses neuf volumes de poésies (publiés entre 1911 et 1971) sont des événements majeurs d’une vie placée sous le sceau d’un anonymat volontaire. Saint-John Perse souhaitait que ses œuvres parlassent d’elles-mêmes. Même s’il choisit de se cacher du grand public, sa poésie fit une carrière glorieuse. D’emblée, Gide, Proust, Apollinaire et Breton avaient été émerveillés, et l’admiration universelle des hommes de lettres français se poursuivit de la même manière. Le Prix Nobel de Littérature en 1960 vint couronner avec naturel une vie de création d’un poète que bon nombre avait comparée à Rimbaud.

Grâce à sa perspicacité, Durey découvrit l’œuvre de Saint-John Perse au tout début de la carrière du poète. Peut-être en avait-il entendu parler à travers leur ami commun, Satie. Le poète était en Chine à l’époque où le compositeur entama l’écriture du cycle. Le premier recueil de poésies, Eloges (qui comprend les Images à Crusoé) fut publié en 1911, mais Durey trouva le texte dans une version antérieure (où le nom de l’auteur était « Saintléger Léger ») dans un exemplaire de La Nouvelle Revue Française d’août 1909. (Ceci explique les différences de texte entre les mélodies et la version publiée des poèmes). Il s’agit d’une poésie symboliste écrite non pas dans une tour d’ivoire pleine d’imagination et de dédain, mais élaborée sur les faits sordides de l’existence et de la survie quotidiennes. Pour ce Robinson Crusoé, son île n’est qu’un souvenir : il est sauvage et dépossédé, urbanisé contre sa volonté. En retrouvant l’univers des hommes, avec Vendredi à ses côtés, il est obligé d’affronter les conditions abjectes de la vie citadine. Crusoé avait été physiquement brutalisé par les difficultés rencontrées sur son île, il est maintenant torturé mentalement par le fait d’en être éloigné. Les diverses scènes sont imprégnées de ses souvenirs et regrets à l’image d’un enfant dépenaillé abandonné dans un monde hostile. Ceci nous rappelle Berlioz qui dans son adolescence éprouvait le sentiment que la vie était à l’évidence en dehors de sa personne, bien éloignée de lui. Si les descriptions de la vie animale et végétale dans les mers du sud semblent avoir été trop exotiques pour être vraies, on perçoit néanmoins une exactitude dans les images que Saint-John Perse tira directement de son enfance des Antilles. (W.H. Hudson évoqua avec une précision similaire et poétique son enfance passée en Argentine dans Boyhood’s End de Tippett.) Saint-John Perse a la capacité de toujours produire des images riches, presque intraduisibles qui sont à la fois exotiques et banales, voire vulgaires : et pourtant les aspects pénibles de la vie quotidienne (que ce soit aux îles ou en ville) sont décrits dans un langage d’une rare puissance nostalgique. Crusoé a perdu son Eden, mais aussi sa capacité à survivre dans le monde. Parmi ces deux univers, lequel est le réel ? La distance entre le Robinson Crusoé qui a été « sauvé » et son île, est une métaphore du gouffre qui sépare l’enfance de l’âge adulte, le passé du présent. La poésie qui en résulte semble parfois émerger de l’exaltation enivrée ressentie pour une nature prise dans toute sa gloire brutale – on est emporté par l’élan descriptif qui semble comparable aux hymnes terre-à-terre de Dylan Thomas chantant la vie au Pays de Galles – des hymnes terre-à-terre et pourtant élevés, fruits d’une rare érudition et maîtrise du langage. Il n’y a aucune trace, toutefois, de l’humour de Thomas. La condition de Crusoé est sinistre, irrémédiable.

Préférant instinctivement vivre dans son « île » propre plutôt que de se frayer au charme sophistiqué de la ville, Durey, qui par bien des aspects pourrait être un Gauguin musical, a dû éprouver une vive sympathie envers ces textes : les luttes que mènent Robinson et Vendredi pour s’ajuster à vie citadine (autrefois sauvage et digne, Vendredi est maintenant accoutré d’une défroque rouge grotesque) ont touché une corde sensible chez Durey qui lui-même tentait de s’adapter aux snobismes du Tout-Paris. Du moins Vendredi et Crusoé étaient-ils des travailleurs cherchant à survivre. Ils possédaient une force et une intégrité à faire honte aux dandys et esthètes. Le caractère abrasif et direct de ces réalisations musicales est associé à une rare atmosphère poétique qui imprègne discrètement, presque fortuitement, le texte et la musique. Il n’est guère étonnant que Durey se soit aussi permis de reconnaître le « calme », le « luxe » et la « volupté » contrôlée de Debussy et Ravel au cœur de l’esprit créateur français. Durey n’a rien du rêve glorieux de L’invitation au voyage de Duparc. Ses Images à Crusoé sont écrites au retour d’une guerre terrible, pour un siècle plus cruel et moins indulgent.

Graham Johnson
Traduction Isabelle Battioni
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