Daniel Sternefeld (1905-1986)
Etcetera KTC 4029

Brussels Philharmonic (Radio flamande)
Arturo Tamayo, direction
Enregistré en juin 2008 au Studio 4 de Flagey, Bruxelles
Mater Dolorosa (4 Interludes et Finale)
  1. Interlude 1: Allegro agitato 2:08
  2. Interlude 2: Molto agitato 3:51
  3. Interlude 3: Allegro - Adagio espressivo 7:04
  4. Interlude 4: Molto allegro 3:16
  5. Finale: Andante tranquillo con molto espressione 4:29

Symphonie n°1 en ut majeur

  1. Adagio molto - Allegro impetuoso 11:40
  2. Andante 10:08
  3. Allegro agitato 8:41

Élégie, "Paraphrase sur Kol Nidrei" 11:44

Variations sur "Frère Jacques" 8:10

 
Sternefeld, maître de l’expressionnisme lyrique
Dimanche 28 mars 2010 par Fred Audin

Le nom de Daniel Sternefeld n’évoque sans doute pas grand-chose pour l’amateur de musique hormis quelques enregistrements qu’il réalisa en tant que chef de l’Orchestre radio-symphonique de Bruxelles entre 1958 et 1970. Son activité de compositeur connut une longue éclipse d’une trentaine d’années, et quoiqu’il existe un disque Marco Polo présentant en partie le même programme que ce CD Klara-Etcetera, cette nouvelle publication sous la baguette inspirée d’Arturo Tamayo, neuvième volume d’une collection consacrée à la musique symphonique flamande du début du XXème siècle, pourrait constituer une révélation d’importance.

La Suite d’orchestre (4 interludes et finale)de l’unique opéra de Sternefeld Mater Dolorosa dédié à Paul Gilson dont il fut l’élève privé, déploie d’emblée tout le talent d’orchestrateur du compositeur, une hauteur de vue et une originalité qu’on n’attend pas forcément d’un jeune homme de 29 ans en 1934. L’ambiance post-romantique, tonale et fortement chromatique traduit l’expressionnisme du sujet tiré d’Andersen, formant une suite d’épisodes liés thématiquement dont l’assemblage constitue un poème symphonique assez sombre nourri de motifs vifs à l’espoir sans cesse trompeur, comme cette traversée du lac au troisième interlude où résonnent trois cor anglais mortuaires sur des tapis de cordes mahlériennes. L’argument, voisin de celui du Roi des Aulnes, raconte le voyage d’une mère, maltraitée par La Nuit et les Naïades qui exigent pour la guider la lumière de ses yeux, à la recherche de son enfant mort ; parvenue malgré sa cécité à retrouver l’âme de l’enfant dans le jardin des défunts, elle renonce à le reprendre à La Mort, devant le tableau des souffrances qu’il devra subir s’il ressuscite. Le point culminant est une sorte de marche qui ouvre le quatrième interlude, utilisant le xylophone, ponctuée d’accords d’orgue, qui évoque à la fois l’agitation du scherzo de Dukas et l’atmosphère morbide des pièces opus 6 de Berg (on pense aussi à la marche funèbre de la musique d’Hamletd’Heinz Tiessen) et s’oppose à une berceuse à la tonalité incertaine débouchant sur un final résigné en forme de point d’interrogation. Cette évocation du renoncement à la vie devant la guerre qui se prépare est frappante et symbolise le destin de Sternefeld, qui dut renoncer à toute carrière publique (il était alors chef à l’Opéra d’Anvers) pendant l’occupation allemande et ne sortit de la clandestinité que pour assister aux obsèques de Gilson.

C’est durant cette période (1942-43) qu’il écrivit dans le secret la première de ses deux symphonies (la seconde « Breugel » date des années 80), œuvre dont on s’explique sans difficulté l’aspect profondément angoissé, et le triomphalisme final mesuré digne des retournements in extremis caractéristiques de certaines symphonies soviétiques de la même époque. La mention, comme tonalité générale, d’Ut majeur est sans doute symbolique, car bien que la pédale d’introduction semble constituée de quintes à vides, le deuxième bref accord de cuivres est déjà altéré, comme les descentes de gammes à quatre bémol qui parcourent la première section adagio molto ; c’est un ut modal qui contient des allusions au Dies Irae grégorien en matière de second thème. Ces caractéristiques proches de la conception de l’ut majeur/mineur dissonant d’un Chostakovitch rendent les déclarations initiales particulièrement saisissantes, superposant des harmonies contradictoires où surnagent comme des visions du passé des mélodies désolées qui auraient pu dans un autre contexte passer pour d’heureuses parodies de musique baroque. Les timbres, les rythmes hachés, les courtes explosions percussives forment un ensemble d’une originalité radicale, fort bien rendu par la direction précise et mystérieuse de Tamayo qui dose les cascades de cordes et les rumeurs de fanfares avec un sens du suspense tout à fait unique.

On retrouve dans le deuxième mouvement le trio de cor anglais de la suite, la batterie de gong en sourdine qui rythme la marche funèbre centrale. Il est difficile d’invoquer des points de comparaison autres qu’avec des œuvres plus récentes, sinon peut-être avec la symphonie pour grand orchestre de Frank Martin. Le finale de cette symphonie en trois mouvements commence dans un grand chaos militaire avant de paraphraser (sur la recommandation du Père Denijs Dille, futur exégète de Bartok) la chanson du dixième denier – « Aidez-vous vous-même, ainsi vous aidez Dieu, loin des liens de la tyrannie »-. Cette mélodie simple et optimiste subit une suite de transformations sombres, combinées aux gammes descendantes et à des rappels des motifs des mouvements précédents, pour finir en un choral qui trace difficilement sa route vers l’accord parfait d’ut majeur enfin trouvé. Le seul regret à l’écoute de cette belle œuvre reste que le son de l’enregistrement paraisse à certains moments manquer de finesse et de clarté, alors que l’orchestre est absolument irréprochable.

Deux pièces de moindre ampleur complètent le disque. L’Elegie, paraphrase de Kol Nidrei, écrite en 1931 probablement pour le Cercle Musical Juif d’Anvers, dont Sternefeld dirigea l’orchestre à ses débuts, fait appel à un riche effectif orchestral, privilégiant déjà les timbres sombres. Plus qu’aux variations de Bruch sur le même thème, on songe à l’écoute aux poèmes symphoniques impressionnistes de jeunesse de Bloch et aux envolées lyriques de sa gigantesque symphonie en ut dièse mineur. Cette œuvre, que la notice présente comme le fruit d’une période plus insouciante reste marqué par un sens du tragique et de l’imploration recueillie et des harmonies qui flirtent avec l’atonalité, créant chez l’auditeur un sentiment d’incertitude et de vertige qui ne permet de se rattacher au thème familier que dans de courts moments.

Au contraire les Variations sur Frère Jacquespour cuivres et percussions, appartenant à la période de latence entre les deux époques de la production de Sternefeld, sont presque uniformément joyeuses, faisant entendre tour à tour un coucou, une valse paysanne, une prière, une marche parodique grimaçant en mineur, avant que résonnent à toutes volées les matines dans le réjouissant canon final. La pièce revêt un brio certain et présente un autre visage du compositeur qui ne dédaigna pas de mettre son talent au service de musiques plus légères, lorsqu’il orchestra par exemple quelques uns des Péchés de vieillesse de Rossini par exemple.

Ce disque ouvre l’appétit et on a fort envie d’en savoir plus sur la musique tardive de Daniel Sternefeld. Il est probable que ceux qui écouteront sa première symphonie ne l’oublieront pas de sitôt.